31 – AMANTS ET COMPLICES
— Ah ! mon Dieu ! qui va là ?
— C’est moi... moi-même !
— Oui, je vous reconnais, mais pourquoi ce déguisement... cette barbe... ces cheveux ?...
— Madame la supérieure, je vous présente... je me présente... Le docteur Chaleck et... au surplus, mon déguisement ne vaut-il pas le vôtre, lady Beltham ?...
— Que me voulez-vous ? parlez vite, j’ai peur !
Chaleck et lady Beltham se trouvaient l’un en face de l’autre dans la grande chambre occupant le milieu du premier étage de l’hôtel du boulevard Inkermann, à Neuilly.
Lady Beltham frissonna et, ramenant sur ses épaules le grand manteau recouvrant son habit de religieuse :
— J’ai froid ! murmura-t-elle.
Chaleck poussa du pied la grille d’une bouche de calorifère qui s’ouvrait, dans un angle de la pièce :
— Pas la peine de laisser cela ouvert ! il vient un vent glacial par ce conduit qui communique avec les caves.
Mais Lady Beltham se tournait anxieusement vers son énigmatique interlocuteur : la religieuse, haletante, oppressée, fixait de ses yeux troublants l’homme qui s’agitait avec une fébrilité de fauve en cage :
— Pourquoi, interrogea-t-elle, pourquoi m’avez-vous laissé passer pour morte ?
Chaleck s’arrêta : de son regard d’acier il considéra Lad y Beltham.
— Pourquoi, interrogea-t-il, après un silence, pourquoi vous-même, êtes-vous partie d’ici, deux jours avant le crime de la cité Frochot ?
Lady Beltham baissa la tête, tordit ses blanches mains et avec un sanglot dans la voix :
— J’étais abandonnée, quittée indignement, jalouse !...
Elle n’osait regarder Chaleck qui souriait de son désespoir !
— Et puis, poursuivit-elle en s’animant, j’avais des remords affreux ! Déjà l’idée m’était venue de ne point garder pour moi seule le poids des secrets terribles qui me hantaient l’esprit.
— Et puis ? continuez donc !
— Et puis, ce que je venais d’écrire, soudain a disparu.
Alors terrifiée, convaincue que j’étais trahie, j’ai fui... Depuis longtemps je projetais de me retirer du monde et de consacrer à Dieu le temps qui me reste à vivre, de ma misérable vie ; les religieuses de l’ordre de Sainte-Clotilde s’offraient à m’accorder un asile dans leur humble couvent de Nogent. Voilà !
— Ce n’est pas tout, vous avez oublié de dire que vous avez eu peur !... allez donc, soyez franche... peur de Gurn, peur de moi !
— Eh bien, oui ! avoua-t-elle ; j’ai eu peur, non pas tant peur de vous, peur de toi... mais peur de nos crimes... j’ai peur aussi de mourir !
Chaleck haussa les épaules, et à son tour considéra longuement lady Beltham.
La beauté de la célèbre maîtresse de Gurn était mieux que jamais mise en valeur par l’habit des religieuses de l’ordre de Sainte-Clotilde.
— C’était du temps perdu. Ce secret, cette confession, lady Beltham, quelqu’un l’a en effet connu, quelqu’un qui me l’a confié, soupçonnant, sachant même les relations qui avaient existé jadis entre Gurn et lady Beltham, quelqu’un qui, mieux encore, savait que rien de ce qui concernait Gurn ne pouvait être indifférent au docteur Chaleck...
— Qui est-ce ?
Chaleck s’en était allé au fond de la pièce et semblait attentivement observer la bouche du calorifère.
Celle-ci, bien que fermée par lui quelques instants auparavant, était encore ouverte : par cette ouverture montait un air glacial, venu du sous-sol :
— Mauvais matériel, observa d’un air enjoué le docteur Chaleck, cette bouche ne peut donc pas rester close !
De nouveau, il ferma le calorifère, puis revint vers lady Beltham tout en grommelant :
— Il faudra que j’aille un jour ou l’autre visiter cette installation !
Lady Beltham agitée d’un tremblement nerveux, les dents claquant, les paupières vacillantes, insistait toujours :
— Mais qui, qui m’a trahie ? qui a parlé ?
— Enfant ! s’écria Chaleck.
Le docteur, d’un mouvement rapide s’approchait de lady Beltham, s’asseyait à ses côtés, puis reprenant son explication :
— L’acteur Valgrand, lady Beltham... vous vous souvenez de lui, n’est-ce pas ?... là-bas, dans la maison... auprès du boulevard Arago ?... Eh bien, l’acteur Valgrand était marié : sa veuve chercha longtemps à éclaircir le mystère de la disparition de son mari. Subtile comme toutes les femmes, après de longues hésitations, elle finit par aller... où cela, je vous le demande ?
« Chez vous, lady Beltham ! »
« Vous l’avez prise en qualité de dame de compagnie ! Ah ! il était impossible d’introduire dans la place plus redoutable espion que la veuve Valgrand, connue de vous sous le pseudonyme de Mme Raymond ! »
— Nous sommes perdus...
Chaleck l’interrompit. Étreignant ses deux mains dans les siennes, avec un élan de sincère affection :
— Nous sommes sauvés ! hurla-t-il. Mme Raymond ne parlera plus !
— Le cadavre de la cité Frochot ?
Chaleck hocha la tête affirmativement.
Lady Beltham regarda le docteur avec une épouvante mêlée de dégoût, d’horreur :
— Comprends donc, s’écria Chaleck se rapprochant d’elle, au point que sa lèvre effleurait celle de la religieuse, comprends donc que cette mort te sauvait et que si je t’ai sauvée, c’est parce que je t’aime, que je t’aime encore, que je t’aime toujours !
Lady Beltham terrassée, anéantie, se laissa aller dans les bras de Chaleck, la tête appuyée sur l’épaule de son amant, elle pleura à chaudes larmes !
Oui, Lady Beltham était à nouveau asservie, vaincue !
— Qui donc a tué Mme Raymond ?... est-ce... ce bandit... dont on a parlé aussi... dans les journaux... Loupart ?...
— Hum ! pas précisément.
— Alors, insista lady Beltham se reculant un peu pour regarder dans les yeux son amant... alors c’est toi... parle, j’aime mieux savoir ?...
— Hum ! pas précisément non plus... ça n’est ni lui, ni moi, et cependant un petit peu nous deux...
— Je ne comprends pas, balbutia la malheureuse avec un air hagard...
Chaleck s’amusait de son angoisse :
— C’est qu’en effet, c’est assez difficile à comprendre ! notre... notre « exécuteur » ne manque pas d’originalité, ça, je ne crains pas de le dire, c’est, si j’ose dire, quelque chose qui vit et cependant qui ne pense point...
— Qui est-ce... qui est-ce ? insista lady Beltham, absolument affolée, hors d’elle, ne voulant point achever cet entretien sans avoir assouvi sa curiosité.
Mais Chaleck se dérobait, il ricana, ironique :
— Mon Dieu, Madame la supérieure, vous pourriez le demander au policier Juve qui vous a si nettement identifiée pour être lady Beltham, lorsqu’il était en présence du cadavre de Mme Raymond... Ah ! Juve, lui aussi, voudrait bien savoir qui diable sont tous ces gens... Gurn ! Chaleck ! le Loupart et par-dessus eux, Fantômas !
— Fantômas ! ah ! j’ose à peine prononcer ce nom, je ne veux point y songer... et cependant, un doute m’étreint le cœur, une angoisse me torture !...
« Dis-le moi, ôte de mon esprit cette perpétuelle anxiété... ne serais-tu pas... toi même... Fantômas ? »
Chaleck se dégagea doucement, car lady Beltham avait noué ses beaux bras autour de son cou dans une attitude de suppliante :
— Je ne suis rien, murmura-t-il sourdement, je suis simplement ton amant qui t’aime. Et puis, je suis las, fatigué de l’existence compliquée que je mène. Être à la fois l’un et l’autre, jadis Gurn... aujourd’hui...
Lady Beltham l’interrompit :
— Le Loupart et Chaleck ne font qu’un, n’est-ce pas ? et c’est toi...
— Les policiers, dit-il, sont ineptes... il suffisait d’observer, de raisonner ! Voyons si les existences de Chaleck et du Loupart ont été intimement mêlées l’une à l’autre ces derniers temps, a-t-on jamais vu le Loupart et Chaleck ensemble ?
— J’ai soif de vie calme et paisible, de repos, d’honnêteté ; oui, je veux en finir avec les mystères et les crimes... dit Chaleck.
Lady Beltham, grisée par ces paroles, s’exalta :
— Je t’aime... je t’aime... oui, partons !... fuyons au loin... refaisons-nous une existence... veux-tu ?... viens ?
Elle s’arrêta soudain.
— J’ai entendu du bruit...
Chaleck à son tour écouta :
Des craquements légers avaient troublé, en effet, le silence de la pièce…
Mais au dehors, le vent soufflait avec rage, la pluie tombait : dans cette maison délabrée, abandonnée, solitaire, il n’y avait pas lieu d’être autrement surpris des rumeurs qui s’y percevaient.
De nouveau, lady Beltham, transfigurée, rêvait tout haut son rêve, échafaudait des projets, entrevoyait un avenir de paix et de bonheur.
D’une observation brève et dure, Chaleck la ramena à la réalité :
— Tout cela, fit-il, est impossible, sinon d’une façon absolue, du moins pour le moment, il faut encore...
Lady Beltham lui mit la main sur les lèvres :
— Tais-toi ! supplia-t-elle... un nouveau crime, peut-être ?
Chaleck se déroba à la douce étreinte :
— Un vengeance, une exécution !...
« Un homme s’est attaché à ma poursuite, a décidé ma perte et fera l’impossible pour s’emparer de moi ; c’est entre nous la lutte sans merci, la guerre acharnée, ma vie n’est assurée qu’aux dépens de la sienne, il faut donc qu’il périsse à tout prix.
— Grâce, intercéda lady Beltham... grâce pour lui !...
— Il est condamné, il périra !
« Dans quatre jours, lady Beltham, on trouvera le policier Juve, mort étouffé dans son propre lit, dans sa propre chambre !... et avec lui, disparaîtra d’une façon définitive la création légendaire qu’il a faite de Fantômes !
— Et Fantômas, interrogea-t-elle ?
— T’ai-je donc dit que Fantômas c’était moi ?
— Non, balbutia lady Beltham, mais...
Brusquement Chaleck termina l’entretien :
— Je pars lady Beltham... nous nous retrouverons !... Soyez prudente... Adieu...
S’extrayant péniblement des tuyaux du calorifère, Juve et Fandor, couverts de plâtre, coiffés de toiles d’araignées, saupoudrés de poussière, retombèrent soudain au milieu de la cave.
Les deux hommes, sans souci du désordre de leur toilette et des courbatures qui endolorissaient leurs membres engourdis, parlaient à la fois, étourdis, affolés, joyeux au possible.
— Eh bien, Juve ?
— Eh bien Fandor... crois-tu que nous avons eu le nez creux ?...
— Ah ! Juve, je n’aurais pas donné ma place pour une fortune...
— Hein ! étions-nous aux premières loges ?... bien que cela manquât de fauteuil de velours...
Ainsi, Chaleck et Loupart ne faisaient qu’un... Désormais... mais il est toujours facile de s’imaginer savoir « après » – lorsqu’on sait... Lady Beltham était bien la complice de Gurn.
— Fandor !
— Juve !
— Ils sont à nous désormais... agissons !
— Le fait est, reconnut Fandor soudainement redevenu sérieux lui aussi, que jamais nous ne nous sommes trouvés si directement en présence de... de...
— Achève donc, petit, vas-y carrément : oui, c’est bien Fantômas qui est devant nous ! l’amant de lady Beltham, l’assassin de son mari, le meurtrier de Valgrand, et de Mme Raymond, Gurn, Chaleck, Loupart... Il n’y a qu’un être au monde pour être à la fois tout cela et lui-même... c’est Fantômas !
... Comme Juve et Fandor, profitant d’une brèche faite dans le mur au bout du jardin, quittaient la propriété de lady Beltham, le policier prit de sa poche une sorte de petite écaille, transparente, diaphane :
— Qu’est-ce que c’est que cela, Fandor, demanda-t-il ?
— Je n’en sais rien ?
— Moi non plus, rétorqua Juve, mais je m’en doute.
— Vous m’intriguez, Juve ?
— Lorsque nous étions confortablement installés dans notre calorifère, déclara le policier, as-tu remarqué que Chaleck ne disait pas nettement à lady Beltham, quel était « l’exécuteur » de Mme Raymond ?
— En effet...
— Eh bien, Fandor – tandis qu’il rangeait soigneusement la pseudo-écaille dans son portefeuille – je crois que j’en ai un morceau dans ma poche !